Extrait de l'impasse

guerre de cantine

Une tempête de protestations troubla son déplacement. Deux tables plus loin, Mokhtar et André venaient de jeter leur dévolu sur la totalité du plat de poisson. Le jeune  Marocain était méconnaissable. Ses candides prunelles n’étaient que fureur aux fins hiérarchisantes. Patrick comprit que l'épreuve de force promise par sa récente arrivée dans cette communauté de coquelets estropiés avait pour trait le jeune polio qui, il y a un quart d’heure à peine, lui souriait à belles dents. De brefs crissements de chaise indiquèrent qu'on installait les gradins de la rumeur publique. Ils se jaugèrent, s'évaluèrent, se reniflèrent comme deux nouveaux détenus contraints de partager la même cellule.

Patrick dégaina le premier. 

-          T'as le droit de partager…

-          Le droit, mais pas le devoir, brailla le juvénile faciès ébouriffé  par une grève de rasoirs.

-          N'essaie pas de faire preuve d'un esprit qui t'a provisoirement abandonné.

-          Qu'est-ce qui me bave ? éructa Mokhtar à la cantonade.

Quelques béquilles tressaillirent de cette audacieuse contre-attaque. Alors que Patrick, contracté à l'extrême se faisait violence pour durcir le conflit, Frédéric tenta d’intervenir. Le jeune homme eut alors l’héroïque geste du  shérif résolu à préserver par sa seule autorité, la brillance de son étoile. Mokhtar tira de son carquois, une  flèche narquoise :

-          Hé les mecs, on nous a envoyé Billy the Kid pour faire respecter l'ordre à la Croix Vallier City.

De sarcastiques voyelles s’amassèrent aux pieds du justicier à semelles de crêpe qui,

fermement arc-bouté sur sa détermination, déclara d’une voix aussi pâle que son teint : 

-          Ne nous emmerde pas Mokhtar et refile du poisson aux gars  de ta table.

-          Quel charlot, il est là depuis trois jours et il veut déjà faire sa loi, grinça Mokhtar en poussant André dont le rire niais résonna sur le sol comme une giclée de gamelles.

Il fallait absolument isoler Mokhtar de son plus proche soutien. Retrouvant  sa gouaille de gamin de banlieue, Patrick tenta de clouer cette tête de piaf d'André au pilori du ridicule.

-          Arrête de te marrer, avec ta bouche en cul de poule ça te fait un bec de lièvre.  Tu comptes nous faire toute la basse-cour en direct ou on attend le prochain documentaire sur la vie de la ferme ?

Touché coulé, André s'abîma dans l'hilarité générale. Restait plus que l'autre casse-couille qui commençait à le brouter copieusement.

-          C'est vraiment lamentable de s'attaquer au physique, aboya Mokhtar.

-          Avec le verre  d'eau chaude que vous avez entre les oreilles, je n'ai pas trop le choix.

Mokhtar ne put encaisser cet affront.  Sa tête branla pareillement à une poterie durant un séisme, ses joues empruntèrent les impétueux tons d'un coquelicot, son bras atrophié battit l'air comme l'aile d'un faisan criblée de plomb et son poing fracassa la corbeille de pain qui explosa en une gerbe de fades croûtons.

-          Maintenant, tu dégages ! hurla t-il avant de reprendre son  thème de prédilection :

-          Je suis là depuis trois ans alors ce n’est pas toi qui vas commander.

Pupille affolée,  voix montée d'une octave, Mokhtar ne se contrôlait plus. Voyant en  cette agitation l'aveu d'une conviction déclinante, Patrick positionna son visage au niveau de celui du jeune caïd et cracha des paroles enflées de rage :

-     Cesse de jouer les vieux cons avant l'heure en me faisant le coup de la hiérarchie à l'ancienneté. Et tu ne vas pas nous emmerder pendant des plombes  pour quelques malheureux bouts de sciure,  gueula-t-il en plongeant son regard dans celui du poliomyélitique où il décela une lueur chancelante qui pouvait tout aussi bien être le reflet de sa  propre peur que  l’expression de celle de Mokhtar.

Vu  que rien ne bougeait, il prit l'assiette de Mohktar, en vida le contenu dans le plat, fit de même avec celle d'André, invitant ainsi les victimes de ce ramadan improvisé à connaître les flaveurs du poisson  pané.

-         Je t'emmerde connard ! jura Mokhtar

-          Putain mais je vais te piler, ragea Patrick en se saisissant du fauteuil dont le pilote bloqua les freins pour s'agripper désespérément au  rebord de la table en formica.

À part André qui tenta un timide " calme toi " que Patrick étouffa par un violent " ta gueule ", personne n'osa intervenir. Posant sa main sur la nuque du garçon pour la lui emprisonner à la manière d'une minerve, il tira l'ensemble infirme fauteuil jusqu’à la porte à laquelle Mokhtar tenta de se raccrocher. Patrick regroupa ses forces pour éjecter sans ménagement aucun le fauteuil qui se balançant pareillement à un rocking-chair, déversa sa cargaison sur le carrelage du hall.

Un fielleux rictus défigura Mokhtar : 

-          J’encule ta mère!

-          Tant mieux elle est en manque, conclut Patrick en lui claquant la porte au nez.

André accourut pour secourir son maître. Et le jeune homme rejoignit les petits.

Leurs mines émerveillées le promurent grand chancelier de l’ordre. Il se reprocha une fois encore ce caractère impétueux le sortant de sa timidité naturelle pour l'emporter vers de déplorables extrêmes. Alors qu’il discutait avec Thomas après le repas, Patrick aperçut André poussant un Mokhtar drapé de dignité outragée. Son ironie maladive l’amena à constater que de stupides bâtonnets de poiscaille étaient à même de faire d'un retors infirme, un lyrique tragédien que n'aurait nullement renié Shakespeare.

christian chauffour 26.07.2018 07:27

heureux que ça te plaise joelle

joelle fleury 26.07.2018 05:21

les " images " sont très belles , j'aime la répartie aussi , et l'humour me ravit ( ébouriffé par une grève de rasoirs , .... )

sylviane van damme 15.01.2015 17:03

une vrai leçon de morale,j'aime!!!!!!!

Commentaires

30.11 | 16:08

merci anna

10.09 | 13:07

Mince je suis coulrophobe...😉

18.07 | 11:55

J'aime

15.04 | 11:41

Chapeau mec tout y est, dans les moindres détails, une portée littéraire digne ...