Extrait de L'impasse

L'incitation au rapprochement s’éternisa. Les figures s'enlisèrent dans un coulis de synthé. Un crooner dont la voix coulait comme un camembert trop fait susurrait une suave mélopée.

Julien, tout étriqué dans son blaser, écrabouillait compulsivement un gobelet vide entre ses mains en fixant Grégory qui gagnait la piste de danse en tenant son " coup " par la main. Blondinet jeta des œillades complices à son copain avant de couvrir sa conquête de regards langoureux.  Ah Julien, Grégory et leur ascendance à mi-temps ! Soudés quand même ces deux là, bien soudés comme un vieux couple. Grégory et sa partenaire continuaient leur lente rotation offrant alternativement un romantisme enfiévré pour la blonde jouvencelle et une conquérante moue pour le rocker. Le couple de Vikings miniature déroula son approche. L'adolescente affectée d'une infime polio posa sa tête sur la virile épaule de Grégory qui l’étreignit avec un empressement aussi naïf que touchant. Leurs bouches s'empoignèrent à pleines lèvres. Julien bavait d’envie.

Patrick  rejoignit  Frédéric. Ils contemplèrent l'enthousiasme que suscitait celui dont les puristes prétendaient qu'il était au Rap ce que Rika Zaraï était à la médecine. Mc Sollaar prit congé et de sautillants rocks jonglèrent avec des couples endiablés. Patrick abandonna Frédéric pour se poster face à une Lolita d’environ seize ans posée de l’autre côté du cercle lumineux. Assise sur une chaise roulante, elle regardait avec attention les rocktambules s'agiter sur Little Richard et consort. La pénombre ajourée permettait de distinguer ses traits.

Teint pâle, lèvres coquines, yeux clairs, petit nez joliment retroussé, châtain clair, coiffée à la garçonne, une sorte de caraco mauve à broderies blanches faisant l’éloge d’une poitrine

comme il les aimait. Mignonne, tellement mignonne qu’il ne voyait qu'elle.

Un étrange pressentiment lui assurait qu’elle n’était pas paralysée. Mais la cour d’admirateurs massée autour de ses roues, l’empêchait d'en voir plus. Se demandant de quel handicap elle souffrait, il fit le tour de la piste, joua des coudes pour s’ouvrir l’hostile barrière de dos et se retrouva juste derrière elle. Dans le décolleté se blottissaient deux fruits épanouis.

Curieusement, ces pulpeux arguments le laissèrent de marbre. Une impatience angoissée le porta vers le bas du corps. Le choc lui creva le bide. Stupeur et désolation ! La ravissante végétait sur une chaise d’infirme à cause d'une absence totale de jambes.

Des bourgeons de cuisse emplissaient sur vingt centimètres le pantalon, qui, après une brutale perte de consistance abattait deux manchons vides de sens dont les ouvertures béantes dansaient au dessus du sol comme une paire de guillotinés pendus par les pieds.

Patrick demeura pétrifié en se répétant comme pour s'en persuader :

 " Pas de jambes, pas de jambes."  Les siennes étaient cotonneuses.

-          Il se fit une de ces immondes réflexions que chacun se murmure sans oser s’en ouvrir à quiconque. L’horreur de cette mutilation était accentuée par le fait qu'elle fauchait de plein fouet une variante de l’idéal féminin. Un laideron cul de jatte, ça limite les dégâts, est-on tenté de penser.  Mais là, quel sacrilège ! Une question l'obnubilait. Qu'était-il arrivé à cette courte personnification de la guigne ?  Patrick rejoignit une éducatrice des Tournelles, toute seule dans son coin. Elle était tellement maigre qu'on avait envie d’accrocher autour de son cou un panonceau stipulant : " Prière de ne pas éternuer à moins de deux mètres, sous peine de provoquer d'irrémédiables fractures ". Il se pencha vers ses cheveux filasses et lui passa le message suivant : 

-          Ca  ne fait pas très longtemps que je suis éducateur et je voudrais connaître le handicap de la jeune fille en fauteuil là-bas.

-          Nadia,  la mignonne à cheveux courts, répondit Filasse toute contente de parler à quelqu’un. Patrick acquiesça.

-          Accident ou malformation ? cria t-il pour couvrir la musique.

-          Elle est née comme ça.

-          Pourquoi n'a t’elle pas de prothèses, on ne peut pas l'appareiller ? 

-          Bien sûr que si mais étant donné que mademoiselle est cascadeuse, ses prothèses ne résistent pas longtemps.

-          Comment ça ?

-          Il y a quinze jours, on a organisé une sortie équitation. Et elle est venue, mais pas pour monter, juste pour la ballade, enfin c’est ce qu’elle disait avant de partir. Parce que pendant que les plus valides travaillaient les allures en manège, elle m'a tellement, passe-moi l’expression, cassé les ovaires que j’ai fini par céder. Ensuite elle à fait les yeux doux au moniteur qui bien que réticent a fini par succomber à son sourire enjôleur et elle s’est retrouvée juchée sur un double poney avec moi qui tenait les rennes tandis que le moniteur était retourné s’occuper des autres. Tout allait bien jusqu'à ce qu’elle me demande de la laisser aller toute seule. Elle a un tel charme,  fondit Filasse en coulant un regard énamouré vers son héroïne, que je n’ai pas pu résister. J’ai lâché les rennes dont elle s’est emparée pour crier " oh  oh " en donnant des prothèses sur les flancs de cet abruti de canasson qui a instantanément filé au trot. Et cette idiote complètement hilare qui criait toujours  " oh, oh ". Complètement affolée, je courais derrière en m’époumonant : " Arrête, Nadia arrête ". Mais elle était tellement grisée qu'elle n'en avait strictement rien à secouer. Et comme c’était la première fois qu’elle montait, au lieu de prendre le rythme, elle s'est retrouvée à contretemps, a perdu l’équilibre et a fait une de ces chutes, je te raconte pas. 

-          Ben si, ironisa Patrick.

-          Quoi ?

-          Non rien.

-          Donc elle a cassé sa prothèse gauche au niveau du genou. Ca a les articulations délicates ces engins-là.

-          Elle ne s'est pas blessée ?

-          Penses-tu, elle était morte de rire et braillait : " Y a pas de bobo ", en se frottant les fesses. Elle a une chance incroyable cette petite nana, fit l’éducatrice.

-          Façon de parler.

-          Oui bien sûr, réalisa Filasse qui côtoyant quotidiennement le joli tronc avait intégré le mètre qui lui manquait au point de l’oublier, contrairement à Patrick qui restait bloqué dessus.

-          Si au moins elle s’était légèrement esquintée pour tempérer ses ardeurs, reprit Filasse. Y a que quand elle a vu sa prothèse cassée qu’elle a tiré la tronche parce que c'est super long pour en avoir une autre. Cela dit je crois qu'elle s'est quand même fait une belle frayeur et j'espère que ça lui servira de leçon.

-          Il lui reste une prothèse, pourquoi ne s’en sert-elle pas pour marcher avec des béquilles ?

-          Elle dit que tant qu’à être cul de jatte en attendant sa prothèse, autant l'être complètement. Avec elle c’est tout ou rien, mademoiselle n’aime pas les demi-mesures. Elle est entière et possède vraiment une énergie démoniaque.  Je lui voue une admiration sans borne, frissonna Filasse en se rapprochant de Patrick qui tentait de prendre le large tout en restant à portée de voix.

Cette vieille fille comblant son manque de tendresse par infirmes interposés le débectait. Il trouvait cet affect désemparé, ce regard supplique aussi repoussants que Simone à qui elle lui faisait penser. L’évidente solitude de Filasse le dérangeait d’autant plus qu’elle l’amenait à remonter les obscurs méandres de sa mémoire stigmatisée par une enfance solitaire, pleine d’ennui. Interminables dimanches après midi où il errait dans le jardin familial en rabâchant " Je m’embête, je voudrais un petit frère ou une petite sœur pour arrêter de m’embêter ".

-          Tiens, tu vas avoir une démonstration de sa vitalité, annonça Filasse en voyant le  sujet de leur conversation faire de grands signes dans leur direction.

-          Elle m’appelle pour que je roule son pantalon parce qu’elle va danser.

-          Pourquoi puisqu’elle ne peut danser qu’en fauteuil ?   .

-          Tu vas voir, répondit l'éducatrice avec excitation.

Poussé par la curiosité, Patrick la suivit sans l’avoir vraiment décidé. Filasse tomba dans le vide portant Nadia qui se trémoussait sur le lyrisme dépouillé de U2 et procéda au cérémonial avec une touchante dévotion. Ses doigts roulèrent fébrilement les vertiges de toile que des épingles à nourrice extirpées d'une poche prévoyante agrafèrent sous les moignons. En guise de remerciement Nadia lui passa distraitement la main sur la tête comme on flatte un bon chien puis la congédia d’un geste excédé. La portion de vamp entreprit sa descente. À la force des bras, Nadia hissa son poids à l'aplomb de son impotence. Tel un mollusque épris de liberté, elle glissa le long de son ossature extérieure. Filasse tenta de lui venir en aide mais elle s’entendit répondre : " Va t’épiler le minou ! Je me démerde toute seule ".

Compas inachevé et fessier churent lourdement sur les repose-pieds en basculant le fauteuil en avant. Débarrassées de tout contact avec le sol, les roues arrière se mirent à tourner en  émaillant l'espace de scintillements. Bras tendus, le tronçon de femme leva son bassin à hauteur de coudes et donna de furieux coups reins pour se dégager de la froide étreinte.

L’ascension horizontale commença. Rien devenait tout, tout était une lutte, une âpre lutte pour la survie. Sirène fracassée aux brisants du congénital et qui de pas millimétrés en soubresauts juxtaposés, parcourait à cloche main cet infini que représentait un mètre.

La finesse  de ses traits était brouillée par des grimaces incontrôlées. Sa bouche tordue semblait insulter la grossière ébauche la constituant.

Nadia inspirait un dégoût apitoyé à Patrick qui se détourna quelques secondes de cette nymphette rognée grouillant à terre comme une cordes à nœuds. Il en voulait presque à cette  tronçonnée prénatale de lui imposer les ignobles postures auxquelles la contraignait son absence de guiboles. Courage, deux  mètres encore, deux tout petits mètres ! La Lolita écourtée pénétra enfin le sexe de la lumière où elle déposa l’échantillon d’un  corps de rêve. " Déchire toi Nadia  " scandèrent des danseurs. Ses bras échasses la portèrent au fait de sa brièveté et elle commença à secouer son thorax mamelu en tout sens.

Terrible sabbat affirmant à la muette stupéfaction de l’assemblée qu’elle allait excréter toutes ses frustrations. Filasse tenta de renouer la conversation avec Patrick. Accaparé par les évolutions de la femme tronc, il lui adressa une blessante ignorance.

Des paralytiques envahirent la piste en agitant leurs chaises roulantes comme des paniers à salades. Les boiteux n’étaient pas en reste. Seule dans la foule roulée en houle, Nadia à raz de terre, à hauteur de rotule, exultait parmi ces quilles tordues, ces roues, béquilles et cannes.

De transfert de poids en frénétiques changements de mains, elle tournoyait sur elle-même dans une hallucinante transe. Un cercle renaquit. Le tourbillon accéléra. On faisait la claque. On louait ses efforts, on encensait ses prouesses nourries au rock texan. Ketch up et cactus. Lagrange de ZZ TOP. Avant que ses forces ne s’épuisent, elle se jeta à corps perdu dans le hurlement des guitares saturées. Nul besoin de jambes, puisqu’elles étaient dans son ventre, repliées en ce puissant élan irriguant ses biceps. Les danseurs reculèrent encore, la laissant seule avec la griserie des pirouettes. Les claquements de ses mains sur le simili carrelage qu'étalait un lino à trois sous, se superposaient si bien aux pulsations de la batterie qu'ils paraissaient en être les auteurs. Sa  tête remuait de haut en bas comme si elle voulait la décrocher du pic de ses tensions. Ses moignons éraflaient le sol. Ses mamelles sautaient à la corde de leur élasticité. La grenade dégoupillée qu’elle était explosait au su et au vu de tous. La sphère de son public s’élargissait. Elle ne le voyait plus. Ses yeux révulsés étaient en vol privé. Elle se dilapidait dans ce coït désincarné l’emportant vers l’apaisement.

Nadia grandie trop près des cisailles utérines, Nadia trop pudique pour exhiber de longues jambes fuselées, Nadia réinventait la sueur avec laquelle elle rédigeait un mémoire sur la catharsis. " Va, Nadia ! éclate-toi ! danse ! danse ! " criait-on à cette agrégée méchamment abrégée. Ces encouragements l’incitèrent à virevolter de plus en plus vite.

Elle enchaina si rapidement ses  pas de cul de jatte que ses forces commencèrent à la trahir.

Une fois, deux fois, ses mains ripèrent en la flanquant sur le flanc comme un verre à pied brisé. Elle se releva, s'arc-bouta de toute la puissance de ses bras tendus et ouvrit démesurément les mâchoires pour apprivoiser son souffle fou. Quelques enjambées manuelles puis ses paumes se dérobèrent de nouveau. On voulut l'aider à se relever. Elle repoussa cette marque de sollicitude d'un coup de tête. Comme un boxeur groggy, elle persévérait à tambouriner l'air avec la tête pour s'octroyer d'ultimes secondes de liberté.

Patrick qui se tenait au bord de la piste trépignait, hésitait à porter secours comme un pompier que la chaleur de l’incendie repousse. Il chercha Filasse mais elle avait disparu. N'y tenant plus, il alla voir Raspoutine.

-          Pourquoi ne l’aidez vous pas ? 

-          Faut la laisser trouver ses limites physiques, elle nous fait le coup à chaque fois.

-          Vous êtes fêlés dans cette tôle, rugit Patrick.

-          T’emballes pas ! T’es nouveau dans le métier ?

-          Rodage total mais ça ne me passera pas. 

-          L’important c’est de le croire.

Nadia fit une dernière tentative pour se relever. Le fléchissement du bras droit l'allongea de tout son court. Couchée sur le dos, elle tournoya comme une mouche à qui un entomologiste de six ans vient d’arracher ailes et pattes pour voir ce que ça fait. Mu par un réflexe incontrôlé, Patrick bouscula des silhouettes indécises et s'accroupit près de la jolie larve qu’il plaqua contre l'abrupte civière de son torse. Elle noua ses bras autour de son cou et se pelotonna avec confiance. Tout en marchant, Patrick sentit les moignons battre contre ses cuisses comme s'ils voulaient en emprunter l'usage. Ce contact dressa l’ensemble de ses poils aussi sûrement qu'une craie crissant sur un tableau. Il déposa  Nadia sur son fauteuil roulant avec délicatesse. Elle lui décocha un merci essoufflé à l’instant où une échauffourée éclata entre deux pensionnaires des Tournelles. L’empoignade fut rapidement circonscrite par Raspoutine qui poussa une beuglante à décoiffer un chauve. Le disc-jockey finit de calmer le jeu en convoquant  une brochette de latin lovers au rabais. Tandis que les petits chanteurs au pas de l'oie fredonnaient leur guimauve,  Nadia fixa Patrick avec intensité.

-          Merdique hein ces Boys’ Bands !

       Tu peux me rendre un service ? murmura t’elle avec un frémissement des lèvres, on ne  peut plus femelle.

-          Tout ce que tu veux.

-          Je rêve d’un seau de jus d'orange.

-          C'est comme si c'était fait, répondit-il troublé.

Le retour de Patrick fut salué par un regard qui leva l’équivoque au profit d’une certitude. Quand elle jeta " tu m'emmènes faire un tour ? " l'affaire fut tout à fait entendue par celui dont prétendre qu'il en était l'instigateur serait exagéré. Bien sûr qu'il n'était pas insensible à l’étrange attrait de cette beauté tronquée. Durant les quelques pas où il l'avait tenu dans ses bras, son corps l’avait dénoncé. Il n'aurait pas dû, en tout cas pas avec cette chaleur, cette pulsion lui dégoulinant de partout dès qu’il approchait une femme, tellement allergique à la laideur que son physique militait contre. Patrick avala sa salive et dissuada Nadia de toute  tentative de rapprochement :

-          Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

-          Connard,  ça t'amuse d'allumer les raccourcis ?  enragea t’elle avant d’essayer de sauver la face. 

-          Et puis qu'est-ce que tu crois, que je suis une proie facile parce j’ai de la viande en moins ? Ce n'est pas parce que je te demande de m’emmener faire un tour que j'ai envie de goûter à ta pine de canari. À jamais ! cria-t-elle en faisant demi-tour vers ses nombreux prétendants.

-     Allez, on s'arrache, leur intima t’elle en pédalant avec toute la vélocité que lui octroyait ses vigoureux biceps, triceps etc.

D'un pas mal assuré, le jeune homme rejoignit Thomas et Julien qui croupissaient près du buffet.

Chantal Delorme 23.06.2020 02:12

C'est bon de s'arrêter et réaliser à quel point vivre sans handicap est un cadeau de la vie... Nous ne devrions rien prendre pour acquis. Beau texte émouvant.

christian chauffour 23.06.2020 05:32

tout à fait juste chantal on l'oublie trop souvent comme on les oublie eux

christian chauffour 03.08.2018 20:44

c vrai joelle

joelle fleury 03.08.2018 09:47

très émouvant....

Myriam CUKIER 13.03.2018 16:13

Apprivoiser son souffle........

Elfie Kewin 20.03.2017 21:02

De belles leçons de vie qui remettent nos petits bobos à leur juste place, un sens de l'humour parfois décoiffant, une richesse en plus que de les côtoyer.

Sylvain 02.11.2015 03:20

Excellant ecriture....

Sylvain 02.11.2015 03:20

Excellant ecriture....

Sylvain 02.11.2015 03:20

Excellant ecriture....

Sylvain 02.11.2015 03:20

Excellant ecriture....

Sylvain 02.11.2015 03:19

Excellant ecriture....

Maryse B 02.05.2015 21:38

ce texte prouve que la vie n'est pas que souffrance....laissons place au plaisir, à l'amusement, à l'amour......pour tous.

sylviane van damme 15.01.2015 17:21

trés bon exemple que les handicapés sont courageux,beau texte!!!!!!

Commentaires

30.11 | 16:08

merci anna

10.09 | 13:07

Mince je suis coulrophobe...😉

18.07 | 11:55

J'aime

15.04 | 11:41

Chapeau mec tout y est, dans les moindres détails, une portée littéraire digne ...