Extrait de l'impasse version longue

Description

Un samedi de novembre, madame Villers invita son fils et sa bru à dîner dans son grand pavillon de briques. Pour une fois, il n'y eut pas de dispute. Ils regardèrent des photos prises en vacances du temps de Papa. Et Patrick emmena Christelle au sous-sol. Tout était intact. La pâle lithographie représentant l'église de Tour en Sologne, le village natal de Papa. Posé sur un haut tabouret, le béret et le gilet en peau de mouton retourné que Papa mettait pour bricoler et que Maman lui reprochait sans cesse. Le petit frigidaire où ses parents conservaient de la nourriture de première nécessité.  L'interphone d’où Papa recevait les commandes que Maman lui passait depuis le sien situé à l'étage prés du téléphone en bakélite récupéré des grands-parents : " remonte moi une boite de haricots verts, des carottes râpées " et la tronche enfarinée de Papa qui se pointait systématiquement  avec une conserve de petits poids ou une plaquette de beurre, à croire que c'était intentionnel. Dans une armoire bancale, de vieux numéros de la Nouvelle République, des quantités de bouquins sur l'algèbre, la grammaire, la Sologne, la musculation où des culturistes huilés de sépia faisaient l'amour avec leurs miroirs.

Et surtout beaucoup de livres sur la marine amassant de l'embrun comme les dictionnaires épargnent du vocabulaire : Gaillard d'avant, grand pavois, petit perroquet, trinquette, misaine,    étaient entreposés dans la cale de son enfance  comme de précieuses denrées ayant nourri  l’ imaginaire de Patrick déjà avides d’enjambées immenses, d’horizons inaccessibles qu’ils visitaient via l’île au trésor, un capitaine de quinze ans,  vingt milles lieues sous les mers  qui étaient là devant lui, parmi les bouquins de son père, nullement défraîchis d’avoir gardé intacts  leur pouvoirs  d’écarquiller les yeux neufs de toutes les générations et d’accorder une sorte de virginité retrouvée aux anciens  s’apprêtant à appareiller pour cette île si merveilleuse que personne n’est jamais revenu pour se plaindre. C'est avec émotion qu'il reçut ces paquets de salinité ayant  sucré son enfance et qui remontaient à la surface comme une larme de fond.

En visitant ce sous-sol, en renouant avec ces océans déchaînés, ces goélettes démâtées, en dépoussiérant les amarres du temps, il retrouvait ces dimanches passés au musée de la marine, sortie branchée des Papas de modeste condition au milieu des années soixante-dix. À pleines narines, il humait cette annexe de chantier naval.  Etabli, lime, rabot, scie, tout un outillage à découper, poncer, réveiller, faire voguer le bois, reposait près d'une seconde armoire qui regroupait un faisceau de preuves suffisamment conséquent pour accuser son père d'adultère maritime. Les plans du Pourquoi Pas (célèbre brise -glace dont la maquette était le grand projet de  Papa). Plusieurs ouvrages sur le Belem (illustre trois mâts qui de 1896 à 1914 effectua 32 campagnes sous les pavillons successifs des armements Crouan-Demange et de la société « Les armateurs coloniaux »).  Les  maquettes délabrées  d'un torpilleur gris et d'un cargo beige qu'il avait sacrément amoché dans une bassine, en jouant à l'eau, comme il disait étant petit. Dans des enveloppes kraft ligotées par des élastiques,  la longue correspondance de Papa avec la Réale, librairie spécialisée dans la marine ancienne. Le niveau à bulle, pris dans des embouts de cuivre. Le petit  meuble aux soixante-douze  tiroirs à poignées de laiton servant naguère à ranger les couverts et les ronds de serviette, recyclé par les soins paternels en parking à outils. Le contenu de chaque tiroir étant scrupuleusement répertorié dans des cases numérotées de une à soixante-douze à l'aide d'italiques timides, pressées de ne pas déranger et grisant comme à regret une feuille punaisée à une planchette peinte en blanc.

En retrouvant cette flottille désarmée, en fouinant dans ce repaire d’architecte naval de banlieue,  il remontait le fil d'une enquête dont il ne connaissait que trop l'issue.

Exhumer cette voix, ses yeux, l'aidant par-delà les brumes de l'oubli à dessiner le plus précisément possible ce père adoré pour qu'il l’effleure, le caresse, le protège une fois encore. Le plus douloureux pour qui a donné dans le faire-part, c'est d'avoir à se battre contre l’évaporation des êtres qui nous ont aidé à faire nos premiers pas, qui se sont levés quand la varicelle et la coqueluche nous réveillaient en pleine nuit, qui nous ont appris à faire du vélo, à manger proprement, à nous laver tout seul, à nous essuyer le derrière, qui ont forgé nos lacunes  et nos atouts et dont les visages filent comme sable entre les doigts.

C'est ignoble d'avoir à se coltiner cette dilution qui nous rattrape à notre insu, d’autant plus ignoble lorsqu’on a irrémédiablement faillit envers le parent qui nous était le plus cher.

Alors ne pas accepter, refuser d'éradiquer ceux qui nous ont mis au monde, se battre contre cette évaporation, que seuls les objets peuvent ralentir. Si Patrick avait un trou, un vrai trou de mémoire sans souffleur, ni aide mémoire, un seul moyen de tout retrouver d'un coup, bien plus efficace que le visuel, le pompon du béret de marin de Papa,  unique survivant de l'uniforme de quartier-maître qu'avait été Roger  durant sa brève carrière  dans la marine et qu'il avait vu bourgeonner toute son enfance sur une étagère de la seconde armoire, bancale, elle aussi. Il ouvrit la porte et y colla sa truffe. Grâce au détonant mélange de camphre, de sciure et de naphtaline, la gentille figure de Papa lui apparut comme la sainte vierge est apparue à l'illuminée qui fit de Lourdes une multinationale du cierge.

Rassurante physionomie oscillant l'instar de la sienne entre masculin féminin

et qui pour faire contrepoids aux deltoïdes et autres quadriceps dont son assurance était dépourvue, avait dans sa jeunesse attrapé du muscle en poussant de la fonte. Patrick revivait passionnément cette physionomie qui de la minceur de la jeunesse était passée à l’empâtement rougeaud d’une cinquantaine nourrie à la viande rouge. Les ondulations châtain attaquées par des golfes conquérants qui les jours de grand vent transformaient la mèche rescapée en plumet de Saint Cyrien. Les oreilles amples les sourcils tout en paradoxe, broussailleux sans être luxuriants, implantés sur des arcades sourcilières saillantes comme des corniches, les yeux légèrement globuleux et dont le  caressant brun était toujours parsemé de craintives flammèches, les larges pommettes qui s'enflammaient  à la moindre gêne (donc toujours en feu), le  nez un peu trop long avec deux petits renflements latéraux en sa partie supérieure , le bout qui perlait comme une cartilagineuse gouttelette au-dessus des narines d’où s'échappent  quelques vibrisses rappelant une brosse à dents émoussée, le menton qui bien que fraîchement rasé voyait affleurer l'ombre bleuâtre d'une barbe persistante et cette bouche aux lèvres discrètes qu’il avait vu tant de fois dévastée par ce rictus sachant convaincre l'enfant qu'il  était que son Papa à lui, le plus fort de la terre dans ses rêves les plus fous, était un demeuré. Et cet air doux tissé de mélancolie déclenchant chez les voisins cette  humiliante petite phrase qui avait tant gâché l’admiration de Patrick : "quel brave homme !"   Appréciation que son esprit de marmot féru de héros traduisait par " quelle lopette ". Honte qu'il avait méchamment  jetée au visage de Papa comme un amour déçu, et qui s'était par la suite mutée en un rapprochement inaltérable dont Maman prenait  à ce point ombrage qu’elle s’abrutissait  de tranquillisants. Patrick  flânait devant ses yeux doux , ce visage bouleversant qui à peine  l’enfance évaporée lui assenait des bourrades pleines de tendresses tue au lieu d’apposer sur sa joue la bise attendue, exprimer par des mots simples l’amour éprouvé. Même l'affection, même la gaieté paternelle était inhibée. Papa riait en se secouant sans bruit. Héréditaires incertitudes minant encore le présent de Patrick en le jalonnant d'affrontements avec des pères symboliques supposés finaliser le cadre comportemental que son père n’avait pas eu le cran de  définir. La mélancolie paternelle et la dérive maternelle instillaient au regard de Patrick ces contradictions  si charmantes à côtoyer et tellement épuisantes à vivre qu'il atterrit dans les bras de Christelle en chialant comme un gosse. Il était si démuni, elle avait tant de ressources, que sous le pas traînant de Maman, il la téta une fois encore. Trente ans non plus, ce n'est pas grand, quand on ne veut pas grandir. Elle récupéra ses mamelons et il y eut d'autres modèles réduits. Une galère, une felouque croisant sous le plastique brouillé à armatures boisées leur servant de vitrine et un chalutier breton à coque bordeaux, pont beige,  timonerie blanche et cheminée rouge.  Le dernier que Papa ait construit. Patrick raconta à Christelle l’ultime sortie faite en compagnie du directeur ouvrier de ce chantier naval souterrain.

-          La tumeur dévorait le cerveau de mon père qui se tartinait régulièrement les doigts de rillettes. Il savait que nous savions et personne n'en parlait.  Pressentant sa fin prochaine, il a souhaité mettre ce rutilant chalutier hautement télécommandé à l'eau. Protégé dans une sorte de bière en bois clair posée en travers de la banquette arrière de la voiture, nous l’avons acheminé jusqu’au  parc de Sceaux ou nous l’avons sorti avec une extrême prudence. Essai de la télécommande avec le bateau dans les bras. Léger feulement, l'hélice enrhuma quelques moucherons. Mise à l'eau ? Mise à l’eau !  Nous l'avons délicatement posé sur l'onde frissonnante sous une haie de peupliers, non moins frissonnante. Papa fit une grimace, fausse manœuvre. La coque racla le quai. Papa était plus que contrarié. Puis, le chalutier a fièrement navigué au centre du grand canal en pourchassant les cygnes et les canards. Sans aucun signe avant-coureur, la télécommande est tombée en panne. Voilà notre esquif en perdition parmi les reflets tremblotants.  J'ai mis une heure à le récupérer en créant des courants avec de longues branches. Et Papa s'agitait en se lamentant. J'étreignais sa faible carrure de paysan déraciné en lui disant qu'on allait le récupérer. Quand ce fut fait, il a serré le chalutier contre son torse en me disant qu'il avait toujours eu la poisse. C'est vrai, cette ultime  sortie avec mon père le résumait.   La vie d'un homme malchanceux qui est passé à côté de ses ambitions, un homme que j'ai souvent ignoré parce que j'étais trop égoïste pour être à son écoute. Pauvre papa qui disait toujours lorsqu’une dispute pointait le bout de son groin : « J’en ai marre,  si ça continue, je vais foutre le camp, vous vous démerderez tous les deux ».  Il avait tenu parole et était effectivement parti un soir de janvier, les pieds devant.

Christelle pressa le visage de Patrick entre ses mains formant un enveloppant baiser et berça encore cette tardive piété filiale.

Kary Dams 05.09.2021 16:56

Magnifique et émouvant hommage d'un fils envers son père...

christian chauffour 22.08.2018 21:40

non il ne la pas lu je lai écris longtemps après sa mort

joelle fleury 22.08.2018 17:30

très émouvant...
que d'amour....
j'espère qu'il a pu lire ce vibrant hommage avant de partir...

Commentaires

30.11 | 16:08

merci anna

10.09 | 13:07

Mince je suis coulrophobe...😉

18.07 | 11:55

J'aime

15.04 | 11:41

Chapeau mec tout y est, dans les moindres détails, une portée littéraire digne ...