Extrait de L'Impasse

-        T'es prête ?  

-              On y va, fit Christelle pomponnée de sa seule sensualité. 

Ils roulèrent jusqu’au Grand Bornand pour y passer Noël. Mais au grand regret de Patrick, sa pulpeuse moitié  ne put skier avec lui à cause d'un ménisque douloureux. Malgré sa déception, la lointaine présence de Christelle, le confortait, le lestait à tel point que ses skis laissaient des traces plus profondes dans la neige. Sur les terrasses, les grogs, les vins chauds, les frites dégueulasses étaient frappées d’une inflation dénoncée par l'œil noir de la pomme de terre mère. Hidalgos gominés posant comme des lévriers afghans pour le calendrier des postes. Les jolies étaient épiées par les laiderons  qui en attendant le jour béni de leur décrépitude se faisaient reluire les amygdales avec des plateaux argentés tenus sous le menton. Leurs larynx cuits à point relateraient dans les « Gymnase Club » la divine ambiance des stations. Penchées en avant,  les mieux roulées, moulées dans des combinaisons criardes, épousant au poil près leurs postérieurs entrouverts, chaussaient leurs skis en affublant les godilleurs d'un bâton supplémentaire. Les câbles superposés s'étiraient dans le ciel comme des portées surchargées de croches. Un souffle givré bouchait l'ascension. Pris dans la grisaille, on se laissait remonter, sans pouvoir compter ses chaussures portées disparues. Inquiets, on cherchait ses pieds, le bout de ses Dynastar, de ses Salomon. Petits morceaux de bidoche  suspendus aux crochets les trimballant dans la grande chambre froide. Progressivement la brumeuse consistance s'effilochait, se déchirait. Et l'on crevait une bulle de lumière. Sublime métamorphose, une mer de nuage s'était posée sur la vallée. Silence immaculé.  C'était d'une pureté telle qu'on n'osait salir ce virginal Eden d'un geste, d’une parole, d'un bruit. S'il était un lieu, un climat évoquant ces pieuses images dont la chrétienté aime à éblouir les yeux des dévots,  c'était bien celui-là. Ceux qui comme Patrick avaient naguère fréquenté la catéchèse s'attendaient à voir apparaître dans un halo de   trompettes dorées, le nuageux barbu entouré d'une kyrielle d'anges. Mais ces naïfs souvenirs se précipitèrent d'eux-mêmes dans l’immense corbeille de l'inutile et son regard plana comme un faucon au-dessus de ce cotonneux océan d'où émergeaient de rares crêtes. Plus un son, tout était happé, étouffé, enseveli par cette mousse à raser dans laquelle on avait envie de plonger comme dans un lagon tahitien.

Les nues déclinaient la violence du bleu jusqu’à cette pâle mousseline drapant l’Atlantide savoyard qui, ne désespérant pas de revoir le jour, envoyait des éclaireurs pour la percer. 

La chaîne des Aravis chargeait ses cimes les plus alertes de signaler sa présence. Pitons rocheux flottant dans les nébulosités comme des génoises dans une crème anglaise bordée de séracs aux reflets d’améthystes. Il suffisait de quelques enjambées sur ce mouvant domaine pour les toucher. Mais dessous, de cruels abîmes glacés attendaient l'étourdi comme la gueule béante d'un grand requin blanc. On discernait difficilement la lisière entre la neige et cette chimérique lande cernée de surplomb se décrochant par pans entiers. Prudent, on se tenait en retrait du cordage gainé de glace marquant la fin du monde qui portait et le début de celui qui emportait. On plantait ses skis, on s'adossait à leurs longilignes semelles pour contempler l'évanescent tulle en grignotant quelques calories. Ce nébuleux aplat était si envahissant, si troublant qu'il finissait par absorber les certitudes. Et l'on se demandait si l’on n'avait pas rêvé les boutiques, les chalets pimpants, les terrasses bondées, les lacets bordés de congères, les voitures, si tout cela avait vraiment existé. On se sentait fort,  maître de son destin, vainqueur des vicissitudes. Mais le temps passa et la brume trépassa. Les pylônes surgirent un à un de l’arachnéenne gaze dans laquelle se découpa une lame de soleil ressuscité.  Aveuglante Excalibur qui désagrégea son impalpable socle. L'escopette à coton rappela ses molletons. Les nuages s'éparpillèrent,  s’affolèrent en  moutons frivoles, voletèrent en touffes volages.

Tous les sommets réapparurent. Les conifères redécouvrirent leurs aiguilles et les chalets leurs rondins. La vaporeuse  voilette partit en quête d'autres visages, d’autres vallées. Tout était intact comme s'il ne s'était rien passé. Et du coup, on se demandait si l'on n’avait pas rêvé la brume. Empilement de faits qui se gomment, se dégomment et font de nous ce que nous sommes : des explorateurs de la déconvenue marchant sur une infime sente  soutenue par les ravins du passé. Notre devenir s'embrume, s'effrite constamment sous nos pas. Difficile de croire à ce que l'on peut à peine voir, à peine sentir. Reste les femmes et leurs senteurs marines montant de leurs cuisses pour nous inventer un avenir. Mais à 2100 mètres d'altitude, mirage terminé. Son esprit atterrissait, ses hémisphères cérébraux s’activaient, griffonnaient,  s'emballaient comme un électrocardiogramme au chevet d'une tachycardie.

Retour à la chair, aux mucosités, aux menstrues, à l’urine, à la bile,  aux excréments, à la misère des hommes. Gaz à effets de serre, top model, Rwanda, Miss France, Bosnie, hystérie technologique, surpopulation, famines, bambins atteints de leucémie, SIDA.

Sa chance était insolente. Il le savait et se foutait éperdument du reste. La neige était trop bonne, la montagne trop belle, le soleil trop haut et Christelle trop belle. Il passa donc ses matinées à dévaler les pentes et la retrouvait en début d'après-midi.

Commentaires

30.11 | 16:08

merci anna

10.09 | 13:07

Mince je suis coulrophobe...😉

18.07 | 11:55

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15.04 | 11:41

Chapeau mec tout y est, dans les moindres détails, une portée littéraire digne ...