Extrait de l'impasse

C’est un lundi soir que Mohktar faillit tuer Gisèle, la femme de service entre deux âges, entre deux sexes, entre deux tout. Il était dix-neuf heures trente, une soupe de poisson clapotait dans les assiettes.  Les mandibules s’activaient tranquillement. Et Patrick finissait de remplir son broc dans la cuisine quand des hurlements retentirent. Gisèle poussa la porte complètement affolée.

-          Il a essayé de me poignarder, beugla t’elle  en se réfugiant auprès du cuisinier.

Jackie, une espèce d’ours polaire à forme vaguement humaine et dont les battoirs cessèrent d’essorer la salade pour houspiller Patrick :

-          Ça devait bien arriver. Ils font ce qu'ils veulent ces mômes  . . . . .

-          Oh ça va, faut rien exagérer.

Gisèle piquait une crise de nerfs dans les bras du Grizzly des neiges et Patrick la pressa :   

-          Alors raconte…  

-          Tu permets qu’elle se reprenne !

-          Oui  bien sûr.

Gisèle fuyait de partout. Elle se moucha et embraya :

-          Il est complètement dingue ce polio de merde, renifla t’elle !

-    Mais raconte !

-    Il ne voulait pas de soupe et exigeait que je lui serve le poulet

     frites de suite. Je lui ai dit d’attendre et il a pris son couteau et a fendu ma  blouse en deux. Regardez ! s'étrangla t’elle en tournant sur elle même. Les deux ailerons bleu pâle décollèrent brièvement ce top model sur carrelage. Et les paluches de Jackie crispèrent un plat en inox qui frôla le sort du papier aluminium en boulette. Le cuistot  tourna des yeux exorbités vers l’éducateur qu’il dominait d’une bonne tête.

-    Qu’est ce que tu foutais, pendant ce temps là ?

-          Comment veux-tu que je sache que Mokhtar allait péter un câble ? Il ne brandit pas un écriteau avant, se défendit le jeune homme.

Insensible à cette  justification le cuisinier reprit : 

-          Faut anticiper merde c’est votre taf après tout ! On se tue au travail et vous passez des heures en réunion à enculer les mouches pendant que les gosses sont livrés à eux-mêmes. Vous attendez qu’il y ait un meurtre  ou quoi ? Faudrait un minimum d’autorité dans ce  centre.

-          Tu crois que c’est intelligent de sortir ce genre d'idioties ? Au lieu de ses serrer les coudes,   tu fais du corporatisme de bas étage.

-          Allez, écoutez-vous parler avec vos grands airs et vos belles phrases, mais nous c’est du concret qu’on veut, pas de la branlette de cervelle d’étudiants attardés.

C’était un grand classique. Dès qu’un problème d'ordre disciplinaire voyait le jour, les blouses bleues et les toques blanches s’en prenaient aux sans uniformes à qui ils reprochaient leurs difficultés à réprimer les chahuts juvéniles pour se venger du  mépris distillé par cette rhétorique empesée qu'affectionnaient certains membres de l'équipe éducative, Fabien Bellard en tête. Patrick ne remarqua pas qu'il essuyait de façon dissimulée les reproches dont il avait accablé le docteur Mousse et, négligeant le gabarit de son contradicteur, il  l'attaqua bille en tête :

-      Cesse de sortir des imbécillités sous prétexte que t'es en rogne ! Les familles d’accueil,

       les sorties, le basket, les camps, la bibliothèque, le labo photo, le bar, les soirées

       dansantes, les séances de psychothérapie, c’est de la branlette ?  Le résultat d'un travail ne

       s'évalue pas forcément avec une balance. Le relationnel même s'il n'est pas palpable tisse

       de véritables liens et permet de canaliser l’agressivité des gars. 

-    T'as raison, elle est vachement canalisée, rétorqua Jackie en essuyant ses énormes paluches sur son tablier à carreaux bleu et blanc. Certains fuguent, il y a des vols, du racket, bientôt  faudra venir bosser armé comme un porte-avion, mais ne nous inquiétons pas, l’agressivité de ces petit chéris est canalisée ! Z'êtes que des pitres et des fainéants !

-          Mais dehors ça n’existe pas le racket, la violence, la prostitution, la drogue ? Ce n’est pas pour ça que les flics sont tous des ripoux à gueule de bavure. Une collectivité c’est unemicro société reflétant l'extérieur, pourquoi veux-tu que les incivilités ne franchissent  pas l'enceinte de la Croix Vallier ?

-      C’est à vous de faire respecter l'ordre! Z'êtes des incapables ! ! renchérit Jackie dont les calots montés sur silentbloc vibraient de rage.

Avisant les battoirs de son allocutaire, Patrick retint les mots trop durs qui lui venaient à l’esprit.

-          T'es obtus, je ne peux rien pour toi. Mais si t'as envie de dénoncer l'attitude des éducateurs, demande à Bellard d'organiser une réunion entre nos deux équipes.

-          Je ne vais pas me gêner.

-           En  attendant, tu m excuseras, mais comme tu l'as si bien dit faut que je fasse respecter l’ordre. Joignant le geste à la parole, il poussa tel un shérif la porte à battant et pénétra dans le « saloon » où la décontraction de Mokhtar retomba comme un chignon détrempé. 

-          Casse toi,  barrit Patrick qui avait l'impression d'être revenu un an en arrière. Exactement la même situation, avec les mêmes protagonistes.

-          N’approche pas où je te fais pareil, siffla Mohktar.

-          De quel droit agresses-tu les gens au couteau ? Si t'es énervé va faire des tours de stade, ou astiques toi le geyser, abruti.

Immobile et tremblant, Mokhtar dégorgeait la  frustration de dépendre d’une chaise d’infirme :

-     Ne me traite pas, salope !   

-          Dégage ! tu n'as plus rien à foutre ici.

-     Viens me chercher fils de merde, aboya le jeune polio, méconnaissable de hargne.

-          Dégage ! tu n'as plus rien à foutre ici.

Les événements ont souvent l'allure d’une foule qui pousse un inconnu dans une arène  à laquelle sa pacifique nature le soustrait  habituellement. L’insupportable ricanement d’André, la craintive circonspection des pensionnaires, l’acrimonie de Mohktar gonflèrent Patrick de rage. Sous la violence de la baffe, la tête du poliomyélitique vint heurter la poignée gauche de son fauteuil. André se leva pour défendre son cerveau.

-     Reste assis où je t’atomise !!  ordonna l’éducateur. 

Impressionné, André Obéit. Tout en frottant le gant écarlate tatoué sur sa joue, Mohktar geignit :

-           C’est lamentable de  s'attaquer à un infirme.

-          Ah c'est votre leitmotiv ça ! Belle excuse l’infirmité au non de laquelle on peut tout se permettre.  Tu trouves qu’agresser une femme au couteau c’est héroïque ?  Tu crois que je vais me gêner parce que t'es en fauteuil roulant ? Je n’aurai aucun scrupule à te dessouder de ton siège car les couards qui surinent les gonzesses  me refilent de  l'urticaire. Ta polio ne te donne en aucun cas le droit de te conduire comme un fasciste.  Alors dégage, avant que je ne te balance à terre. Agité d'une colère impuissante, Mohktar capitula et disparut. Jackie et Gisèle qui avaient passé leur tête par la porte applaudirent à tout rompre.  Le jeune homme qui peinait à retrouver son calme, déchiquetait sa cuisse de poulet avec rage quand Solange s’approcha la bouche en cœur : 

-          Que s’est-il passé ?

Exaspéré par cette attardée chronique, Patrick se retint pour ne pas lui  jeter son plat à la figure :

-   Pour toi la vie devrait être  demi-tarif, t’en loupes toujours la moitié ! Va demander à Mohktar. L'éducatrice au regard de cocker retourna à sa gamelle. Bellard qui était d’astreinte fut appelé dès la fin du repas et il avertit aussitôt Follet. Le conciliabule se déroula dans le bureau du directeur

-          Le bar marche bien et s’il n’a pas de projet à mettre en œuvre, il tourne comme un lion en cage, dit Patrick,

-          Cela ne justifie nullement pareil comportement, estima Follet qui opta pour  une mise à pied d’un mois avec entretien soutenu avec la psychologue dès son retour. Après un coup de fil au père qui annonça la dégelée du siècle, la sanction fut appliquée le soir même. Mohktar aidé du chausse-pied de la précipitation fut logé dans un taxi en partance pour ses pénates.

Bien que satisfait Patrick ressentit un petit pincement au cœur. Se reprochant une fois de plus son impulsivité, il décida comme le lui avait conseillé Christelle lors de leur première entrevue, de passer la soirée dans un fauteuil roulant qu’il emprunta à la salle kiné pour pénétrer plus avant le cerveau d'un assis,  comprendre les personnalités du centre qui lui étaient les plus proches comme   Kévin, Manuel et bien sûr Mokhtar. Si les sensations que rencontra le jeune homme ne lui permirent que d'effleurer l'état d'esprit d'un paralytique, puisqu’il se relevait quand bon lui semblait, elles soulevèrent néanmoins un coin du voile. De sa position habituelle établissant  généralement une conversation à l'horizontale, il se retrouvait au bas d'une diagonale avec en prime un champ visuel sacrément restreint. A contrario du bambin qui avec l'élévation de son centre de gravité s'aperçoit que la forêt amazonienne qui entourait la maison parentale n'était qu'un simple jardinet, le perpétuel assis, de par l’assistance, le soutien que requiert son état, l’infantilisant au plus haut point s’il ne s’en défend pas, effectue en partie le chemin inverse et est ramené à une hauteur de gosse lui imposant ce que les hanches des valides côtoient continûment. Bouton de porte, interrupteur, braguette, derrière, ventre. Une discussion avec un ventre, un derrière, un sexe, pour aussi passionnante qu'elle puisse être dans l'intimité, ne suffit pas, à nourrir un esprit dans l'usage courant. La figure, le regard, la conscience visible du paraplégique, du tétraplégique, du poliomyélitique traîne dans le tiers inférieur de la vision du valide comme une  quantité  négligeable, un moins que lui, un défavorisé de la toise que l’ingambe regarde en baissant la tête vers cet  agenouillé permanent qui doit pour sa part lever la sienne afin de tenir la dragée basse à son écrasant interlocuteur.  Au-delà du châtiment permanent de la mobilité réduite, cette génuflexion obligée amène celui qui la subit à penser comme au spectacle : " Asseyez vous devant, je ne vois rien ". Si l’indemne refuse de vider le panorama de son encombrante verticalité,  l'handicapé ne voit que l'affront d'une alerte corpulence obstruant son immédiate perception du monde environnant. Cette liberté de voir, d’entendre, d’écouter, de jouir, de respirer, laissé à la libre appréciation du grand, du dominant est un résumé de la condition du paralytique. Cette possibilité de participer pleinement ou non au spectacle de la vie, d’ être ou   de ne pas être un acteur à part entière de la société, de reprendre son destin en main ou de devoir se contenter de la pitié furtive  des agents de la norme, des valides, des décideurs peut entraîner chez certains " immobiles " l’anxieuse agressivité que l'on peut observer chez ces personnes âgées au pas vacillant qui se prenant pour des passages à niveaux et  barrent les clous avec leurs cannes régulant une circulation même lointaine. Quant aux impotents, si de fatalistes esprits  comme Manuel s’accommodaient tant bien que mal  des fractures de l'existence, d'autres comme Mohktar, bien qu'aidé  par une enfance conjuguée au grincement d'un fauteuil roulant, éprouvait d’autant plus de peine à s’y résoudre, qu’il était pénalisé  par un surcroît d’énergie allié à un trop puissant charisme le couronnant souverain de son royaume d’estropiés.  Mokhtar savait user de son bagout comme d'un laisser passer à même de voir exécuter ses quatre volontés dans un centre d’handicapés donc dans l'univers de l'assistanat, mais en dehors Mohktar perdait ses moyens et n'était plus qu'un infirme mendigotant le bon vouloir des valides. Sa forte personnalité se retrouvait une fois les barrières de protection de l'internat ôtées, confrontée à cette sujétion implicite, cette humiliante dépendance devant l'accompagner jusqu’à la tombe et à laquelle sa fière nature ne parvenait à se résigner. Le coup de couteau à la blouse de Gisèle qui avait eu lieu un lundi était l’expression d’une révolte, le refus d’entendre ce que l'extérieur lui serinait chaque week-end en lui collant une frousse terrible l’acculant au retour à cette hargne revancharde de petit roquet  aboyant une fois à l’abri du danger. Dès qu'il retrouvait la sécurisante emprise de l'internat, il tentait d'annuler la frayeur qu'il venait de subir en cravachant son orgueil assoupi  comme on le fait avec une monture qui l'est aussi.  Les chevaux trop cravachés s'emballent et seule la fatigue  parvient à les calmer. Mokhtar il valait mieux l’éviter le lundi et le mardi, jours ou  il soulageait ses nerfs. Ce n’était qu’à  partir du mercredi qu’il redevenait fréquentable, sociable.

En Afrique du sud, il existe des universités pour blancs, d’autres pour métis et pour noirs. En France, il existe des écoles pour valides et d’autres pour handicapés.   En agressant la pauvre Gisèle, Mokhtar s'était inconsciemment rebellé contre le besoin vital  qu'il avait d’elle, de ses gestes, de sa mobilité, comme des autres valides dont il était exclu, et finalement contre le fait que la Croix Vallier ne soit ouverte à aucun élève dit « normal » et dont la fréquentation quotidienne aurait amorti cette claque  qu'il recevait à chaque fin de semaine en amenant  ingambes et impotents à se découvrir, s'accepter, s’estimer, se respecter.  Et Patrick ne le comprenait que maintenant qu'il était provisoirement cloué dans un fauteuil roulant. En claquant la tronche du jeune polio, en participant à son renvoi, il avait apporté sa caution à un système dont il se déclarait l'ennemi juré. Cédant à la pression populaire du cuisinier et de la femme de service, il était devenu l'instrument de la répression, un milicien de cette majorité qu'il abominait tant et qui avait condamné Mohktar à plus d'incompréhension et de violence. Bien sûr qu'il ne pouvait pas laisser passer le coup de surin, bien sûr que la colère de Jackie était légitime, bien sûr qu'il fallait sévir, mais pas aussi aveuglément, juste pour se conformer à ce qu’on attendait de lui, justifier ses appointements de vigile du nombre, de loufiat de la discrimination. Certes, il fallait réprimander, mais pas aussi violemment et parler tout de suite après, chercher, comprendre,  aimer ! !  Pour la première et dernière fois de sa vie,  Patrick Villers vécut le fait d’être sur ses deux jambes comme une infirmité. Il se leva, ramena la voiturette à propulsion manuelle là ou il l’avait trouvé et se promit de mettre les bouchées doubles pour regagner l'affection de Mohktar.

Commentaires

30.11 | 16:08

merci anna

10.09 | 13:07

Mince je suis coulrophobe...😉

18.07 | 11:55

J'aime

15.04 | 11:41

Chapeau mec tout y est, dans les moindres détails, une portée littéraire digne ...