Extrait de l'Impasse

Le vieux copain

Lors de leur rencontre qui remontait au lycée, ils s’étaient véhémentement disputé la place la moins en vue de la classe, partiellement cachée par une armoire. Depuis, ils ne s’étaient jamais quittés. Leurs divergences n’avaient jamais entamé une complicité essentiellement basée sur l’ironie plus que sur la franche rigolade.


Patrick raffolait de ce flegme goguenard dont son ami aimait à assaisonner l’existence. Cet épicurien, amateur de viande en sauce, était toujours entre deux tournées triomphales, comme il disait, dans le Sud de la France.


Tête de VRP en goguette, tiré à quatre épingles, il était technico-commercial dans une entreprise de machines à fabriquer les pâtes fraîches : « La Lugiana ».


Parcours cohérent pour ce gourmand gourmet. Après avoir travaillé dans les vins de prestige, il oeuvrait pour la table qu’il quittait rarement. Suffisait de mettre ce carnivore invétéré devant un gigot et une bonne bouteille pour que, serviette nouée façon grand-père en début de banquet, il se mette à clignoter comme un sapin de Noël.
Six tranches de rosbif d’affilée ne l’effrayaient pas.

Vorace, mais soigné. En quinze ans, Patrick ne l’avait jamais vu débraillé au point de porter des jeans. La tenue la plus décontractée qu’il lui connaissait était un velours à fines côtes, des mocassins bordeaux et une veste à carreaux beiges.
Une gestuelle guindée confirmait le côté désuet de l’énergumène juché sur de frêles pattes malhabiles, tel le poulain qui vient de naître. Brève toiture châtain, bajoue naissante, oeil foncé, il roulait dans une BMW 528 I d’un bleu prétendu baltique que Patrick avait toujours vu gris.


La maniaquerie de François n’était pas une invention du jeune homme qui tombait dans l’excès inverse.

Un détail en attestait : avant chaque départ en vacances, son ami accrochait à l’arrière de sa berline cinq ou six cintres sur lesquels étaient suspendues des vestes soigneusement enveloppées de housses plastifiées. Cette manie de vieux garçon faisait hurler de rire Patrick qui l’appelait « le syndrome de la naphtaline ».


Fervent adepte de ces lieux de villégiature où défilent des troupeaux de midinettes nourries à l’apparence, le colporteur de machines à nouilles roulait souvent vers Saint-Tropez, Ramatuelle, qu’il croyait éblouir de sa superbe frelatée.
François portait sur un poitrail épargné de toute pilosité, qu’une chemise généreusement dégrafée laissait apparaître en toute saison, une imitation de ces plaques militaires pourvues de pointillés dont on renvoyait une partie à la veuve en cas de décès. Mode parmi les modes…


Extérieurement, ils étaient aussi opposés qu’on puisse l’être. Cartes différentes, mais jeu semblable. François et ses grimpants prince-de-galles repassés par sa vieille maman avaient suffisamment d’entregent pour s’ouvrir le conformisme en place.


Patrick, délibérément bohème, ascendant négligé, ignorait ces tentures compassées pour railler le marginalisme modéré qu’il s’était choisi comme clan et objet d’étude.
Chacun trouvant en son compère son propre écho sur un terrain différent.


Jeu de rôles masquant les lésions affectives, les peurs inavouées, les faiblesses en appui des admirations partagées. Au-delà de l’apparente contradiction de ce couple mal assorti, visions identiques réduisant les phrases à néant. Retentissante complicité exaspérant l’adversité en relayant la faconde en perdition. Ils se complétaient à merveille.

François plus équilibré, plus réfléchi, tempérait les emportements de Patrick, relativisait ses ardeurs. Moins égocentrique, plus souple, il lui inculquait également la tolérance, le respect d’autrui. Le jeune éducateur, fantasque, imprévisible, apportait son grain de folie, dénonçait la facilité, livrait ses exigences. Chacun leur tour, ils tentaient une percée dans le clan opposé. Intrusions accompagnées à la suite desquelles ces sociologues à la petite semaine s’offraient des séances d’analyse sauvage les emportant jusqu’au matin.


Des divergences existaient pourtant, occasionnant quelques prises de bec n’ayant jusqu’à présent, jamais éraflé leur amitié. Mais cette association n’était-elle pas trop intense pour connaître la longévité ? Leurs évolutions respectives devraient être parfaitement synchronisées pour que la lecture puisse longtemps encore s’effectuer à quatre yeux.

Patrick percevait parfois cette relation comme le succédané d’un amour avançant sur un fil de plus en plus ténu. Il sentait confusément qu’un jour, les points de vue de François lui échapperaient et entrevoyait cette échéance où ils n’éprouveraient plus ce besoin de s’épauler et qu’ils considéreraient leur communauté de vues comme on regarde avec attendrissement les clichés d’une ancienne idylle. Plus tard, sans doute jalonneraient-ils leur parcours de brèves retrouvailles commémorant cette défunte période ayant tellement étiré leurs jours, qu’il n’était qu’une interminable nuit où la connivence se buvait à longs traits.

Qui décrocherait le premier ? La question était tabou. Mais les trentenaires encore pubères qu’ils étaient, s’évertuaient de fuir ce qui les avait déjà rattrapés. Comme dans ce vieux film italien « I Vitelloni », ils s’accordaient le sursis des éternels adolescents qui refusent d’entrer dans la cour des grands. Mais la couardise est d’un piètre secours.

En reculant l’échéance, en s’agrippant à leur insouciance perdue, ils offraient d’autant plus prise au sournois des regrets accrochant prématurément aux regards de ces combattants de la flétrissure, les pattes d’oie de leur vain combat.

christian chauffour 02.09.2018 19:54

c sympa nathalie merci

nathalie 02.09.2018 18:47

Le travail des mots, le détail, le texte et les personnes, rien ne manque, à suivre...

christian chauffour 06.08.2018 10:10

tu es trop gentille joelle

joelle fleury 06.08.2018 10:00

un parfum d'humour que j'aime....
et tjs ce talent d'observateur très pointu....

Commentaires

30.11 | 16:08

merci anna

10.09 | 13:07

Mince je suis coulrophobe...😉

18.07 | 11:55

J'aime

15.04 | 11:41

Chapeau mec tout y est, dans les moindres détails, une portée littéraire digne ...