à 4 pattes

Sa première vraie bécane,  celle pour qui il abandonna ses études à la veille du bac, travailla comme coursier durant neuf mois en ne s’autorisant aucune sortie pour se l’offrir à l’occasion de son dix-neuvième anniversaire. L’engin de ses rêves dont il vit passer par un bel après-midi de printemps quatre exemplaires qu’il regarda comme s’il s’agissait d’une brochette de Mirages 4 filant dans un grondement de tonnerre.

L’envieux acnéique en était en resté sidéré sur son frêle 50 cm 3 Gullieta jaune et noir à humiliantes pédales obligatoires, fort heureusement contrecarrées par les guidons bracelets, les commandes reculées et le pot de détente éminemment "racing", faisant du surplace sur le bas-côté de la N 20 entre Arpajon et Orléans alors que l’escadrille de gros cubes s’enfuyait pareillement aux quatre cavaliers de l’apocalypse.

Il en perdit le boire, le manger et le sommeil jusqu’à ce qu’il acquiert enfin,  après cette laborieuse gestation, le mythique deux roues.

France du nord au sud,  de l’est à l’ouest, Allemagne, Angleterre, Autriche, Italie, Espagne, Portugal, Belgique, Hollande. À force d’avoir sillonné l’Europe en tous sens, autochtones, maisons,  clochers, paysages, chiens le reconnaissaient, le saluaient.

Elle affichait 60 000 bornes au compteur durant l’été 1979. Les mecs dont les rétros étaient en option débouchaient comme des tarés en le serrant contre les glissières. On lui avait fait le coup deux fois sans qu’il réagisse. La troisième, il s’était calé à hauteur de la caisse, furieux coup de pied latéral et il tournait la poignée des gaz.

Le type restait derrière sa portière concave. Mais il suffisait d’un coup de volant pour l’envoyer dinguer. C’était trop dangereux. Par la suite il adopta une autre technique.

Il se portait légèrement en avant de l'aile, décochait un coup de botte dans le phare et dégageait en laissant Raymond pleurer son quinquet déglingué.

C’était le dernier jour du voyage les ramenant de Grèce. Il avait mille bornes dans les jantes, le séant en compote, ses cheveux étaient scotchés au casque, les cylindres chauds, nerveux répondaient à la moindre sollicitation.

Il n’avait pas vingt ans, se sentait conquérant d'une homosphère  n'ayant jamais connu pareille intrusion. La meute avait rejoint une nationale entre chien et loup. L'appréhension des distances lui jouait des tours. Ça tombait bien, il avait une folle envie de s’amuser. Il était en équilibre sur la ligne blanche comme un somnambule sur le fil du sommeil. En prime, un sentiment de puissance illimité, d'immortalité même. Il ignorait que c'est lui qui tue.

 Le moteur bien oxygéné par la fraîcheur tombante avalait les courbes, dévalait les droites, enroulait les kilomètres autour de la roue arrière comme un rouleau de chatterton.

De saut de puce en saut de puce, il doublait, dix, vingt voitures, ricochait, s’intercalait d'intervalle en intervalle, longeait de petites toitures de fer brandies par des vitres esquissant des visages en filé. Les carrosseries paraissaient encastrées dans l'asphalte tant il les survolait. Derrière, les casques peinaient à s’engager,  les têtes de fourches rechignaient à déboîter, suivaient à roue comptée.

Il était en tête de la meute, il était la meute. Il relançait, augmentait la cadence, en sautait encore deux, trois, quatre. Une brèche dans le train-train à droite, il s’y insérait tranquillement.

En face, on déboulait de nouveau. Une calandre suffisamment éloignée pour l’inciter à doubler et suffisamment proche pour l'en dissuader. Indécrottable casse-cou, il lui fallait son intraveineuse de sensations blêmes, sa piquouse de trouille moite. Il se déportait sur la gauche de la chaussée. Duel visuel, cornée contre tôle. Il fixait le sombre rectangle sous le pare-choc qui s'incrustait dans les rétines. L’accélération lui prenait le casque à deux mains. Ça rugissait entre ses jambes. Le bouchon du réservoir s’allongeait en point d’interrogation, entortillant autour de l’échine une suée anxieuse. La bagnole fondait sur lui comme le jugement dernier. Il restait sept, huit mètres. Les deux vitesses additionnées, ça faisait quelques millièmes de seconde. Il estimait ce répit et il ne restait plus rien.

Temps mort, éviscération, il se vidait. Des herbes folles d’inquiétude fouettaient  les talus en silence. Un chronomètre exsangue tentait de geler l’infinitésimal décompte. Sur la droite une station-service distribuait son carburant. Entrelacs de caoutchouteux najas rassasiant les réservoirs. De clairs véhicules incendiés par l’éclairage miroitaient en fragments de banquise.

Guichet de compagnie pétrolière qui disparut dans au coin de son œil.

Les salles de rédaction bourdonnaient. De sinistres nouvelles faisaient le tour de la planète comme une guirlande mortuaire. Les lanières d’encre s’enroulaient aux rotatives mettant bas leurs gros titres. Les faits divers coulaient à gros bouillon.

Des lascars sans importance crevaient par milliers. Mais avec un peu de chance, s’il se plantait maintenant, peut-être aurait-il droit à un entrefilet dans la gazette locale.

 " Phippe Leroi, pilote d’une 750 centimètres cube a perdu le contrôle de sa machine et s'est écrasé sur le break Volvo de Monsieur Valandier, brave père de famille qui rentrait de son paisible week-end "chasse, pêche et traditions ".

Sous la visière ballottée par les remous, il visualisait le carnage. C'était gravé à même l'instinct de survie préméditant le seul réflexe qu'il devait avoir.

Sa vision se résumait à quelques centimètres d'une plaque d'immatriculation. Le poignet envisageait une douce rotation. Une impulsion calculée, dosée, allait l'intercaler entre les wagonnets du macadam. La poignée d’accélérateur tournait d'un cran, le câble s'enroulait, soulevait les boisseaux des carburateurs, l'essence affluait, le moulin feula. Il balança légèrement la bécane, la casait dans l’espace choisi avec la douceur d’un talon de laine glissant sur un chausse-pied d’ivoire.

 La voiture arrivant en sens inverse passait dans un mugissement tranchant. Le frôlement du métal lui épilait le mollet. Il échappait de justesse aux statistiques. Dans l’obscurité des habitacles, des têtes agitaient leur réprobation, des troncs se dispersaient en grands gestes indistincts, outrés d’une telle inconscience. Il ferma le robinet des sensations en réduisant celui des tr/mn et retrouvait la prudence de ceux pour qui l'alignement est une politique de tous les instants.

Après avoir frôlé la grande faucheuse, il s'écoutait respirer. Il l’avait eu sa fraction de seconde d'incertitude. Celle qui lui servait de traversin quand il s’endormait, celle qui perlait dans ses nuits comme un joyau liquide et qui ajoutée à d’autres, constitue la pauvre quincaillerie des hommes qui ne savent pas où se poser. C’est sur cet exploit idiot que s’achevait cette grande boucle du Péloponnèse à Paris.

Il restait sagement pelotonné au sein de la meute qui passait sous les arches lumineuses des autoroutes de dégagement. Ils enfilaient le périphérique et ses rails de rubis saignant jusqu’aux banlieues. Des palissades, des affiches collant les colleurs à leurs manches à rallonge. Il y avait des élections. Il s’en brossait les amygdales, n’avait jamais voté, ne voterait jamais, pensait que l’exercice du pouvoir corrompt les plus intègres.

La bande se séparait. Il roulait tout doucement, tenait en l’air par miracle comme s’il pédalait sur un de ces vélos d’enfant munis de petites roues. Sa main flattait le réservoir comme le jockey vainqueur du grand prix de l'Arc de Triomphe flatte l’encolure de son canasson. Enfin, il arrivait.

La clef de contact se retirait comme un pénis fourbu. Les voyants s’éteignaient. Elle penchait sur sa béquille. Lui en avait plein les bottes. Il retirait doucement son casque. Le cuir chevelu avait été tellement comprimé qu’il avait peur que sa tête reste collée au rembourrage. Il s’asseyait sur un muret, s’adossait à la grille. Elle était là aussi indemne que lui posée sur son i en italique.   Elle resplendissait le long du trottoir. Leur histoire durait depuis deux ans. Pour se la payer, il avait terriblement déçu ses parents, en laissant tomber le bahut, mais il ne le regrettait absolument pas. Avec une émotion empreinte de considération, il la contemplait. Le réservoir était d’un bleu lumineux. Ses flancs étaient agrémentés de minces triangles noirs entourés de deux filets bronze et blanc. Les obscurs trilatèresétaient frappés d’une signature en relief HONDA ramassée en capitales blanches et trapues.

La fameuse 750,  K6 en l’occurrence, descendante de la CB 750 Four,  qui en 1969 avait ouvert   les voies de la modernité motocycliste. Le guidon dressait fièrement ses antennes à souvenirs immédiats. Les chromes empoussiérés étaient autant de trophées le sacrant meilleur pilote de tous les temps. Il écoutait les cliquètements du moteur s’étirant bielles et soupapes aspirant à un refroidissement certain et dont les ailettes l’apparentaient à une pièce d’orfèvrerie.

Son œil caressant, s’émerveillait de sa fiabilité, la remerciait de l'avoir envoyé si loin, si haut. Il n'en revenait pas qu'elle ait accroché 6000 bornes à son été, autant de virages, de lignes droites, des flopées de montagnes, de forêts, de rivages. Il savait bien que c’était stupide mais il éprouvait un respect extraordinaire envers cette bécane pas encore historique. Un révérencieux acouphène bourdonnait dans son crâne jusqu'au lendemain matin.

Ce qui ne l’empêchera pas de la revendre pour acheter une Kawasaki bien plus puissante.

À vrai dire, ce n’était pas une foudre de guerre la quatre pattes mais elle s’acquittait de toutes les tâches qui lui étaient confiées avec une loyauté touchante de servante rondouillarde et fidèle.

Et puis quand même, une domestique qui vous propulse à 190 km/h en pointe, ce n’est pas rien quand on a tout juste dix-neuf ans, qu’on est môme d’ouvrier et ouvrier soi-même et qu’on double aisément les clinquantes berlines d’un patronat bas de gamme.

Tout est relatif,  après une 125 Motobécane qui pourtant rivalisait de nervosité avec les 125 Yam, une 750 Honda, c’était un Alpha Jet. 

Il y aura toujours des grincheux ( parce que critiquer tout, les valorise, gomme leurs échecs,  efface leurs incapacités,  pensent t’ils )  pour dire " c’était un veau,  freinait pas, cadre en Chewing-gum " Oui mais c'était il y a 40 ans et quand tu avais 20 ans et le cul sur ce destrier de métal,  qu’une jolie blonde dont la longue chevelure  s’échappait du casque en une ondoyante et flamboyante écharpe, te serrais le ventre dans ses bras,  que tu accélérais pour qu’elle te serre  encore plus fort  et que tu sentais ces ses seins moelleux s’écraser dans ton dos, ses cuisses enserrant  les tiennes,  tu te prenais pour Redford,  Delon, Steve McQueen,  Johnny,  même si tu avais la gueule de quasimodo.

 En prime,   étant un lampiste, tu doublais les grosses limousines des bourgeois, là tu étais carrément Che Guevara en Barbour, Cromwell ou blouson de cuir,  et intégrale rustique genre GPA, tête de fourche Hugon comme une aile de libellule en cloque qui te faisait louvoyer même au point mort, et porte bagages Bottelin Dumoulin,  discret comme le centre Beaubourg mais sur lequel tu pouvais emporter ta salle à manger.

Un vieux ( qui avait mon âge maintenant,  rire jaune)  au feu rouge m'avait dit "c'est la même qui a gagné le bol d'or "

J'étais au paradis,  forcément à côté des bécanes actuelles .....

Mais quand même, orgasme mémoriel.

Commentaires

30.11 | 16:08

merci anna

10.09 | 13:07

Mince je suis coulrophobe...😉

18.07 | 11:55

J'aime

15.04 | 11:41

Chapeau mec tout y est, dans les moindres détails, une portée littéraire digne ...